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Critique Vidéoludique - The Witness

Depuis de nombreuses années, le développement du médium vidéoludique peut sembler suivre la voie d'une autre forme d'art très célèbre : le cinéma. Guidé par des succès commerciaux forts (pensons Grand Theft Auto, FIFA, Call of Duty ou encore Assassin's Creed), il porte néanmoins en lui un nombre de plus en plus important de développeurs indépendants. Véritables "Tarantinos" du domaine, leurs créations sont l'oeuvre de talentueuses expérimentations, qui se révèlent essentielles pour la progression globale du secteur tant elles apportent aux autres studios concurrents de nouvelles possibilités créatives.


C'est au sein de ce "groupe" qu'un certain Jonathan Blow forge son mythe depuis près de dix ans, accompagné d'une rangée de développeurs tous aussi ambitieux que lui. L'homme a su faire ses preuves par le passé, en lançant en 2008 sa première oeuvre, Braid, une création ayant permis de faire évoluer les canons du genre des jeux de plate-formes grâce à une mécanique temporelle bien huilée (étant l'argument phare du jeu).


Toujours en quête d'expériences nouvelles, Blow nous revient en 2016 avec son nouveau projet : The Witness. Conçu méticuleusement pendant sept longues années, il constitue un projet d'envergure comptant bousculer le monde des jeux d'énigmes ludiques en proposant un regard affranchi des contraintes narratives classiques proposées dans bon nombre de jeux. Le pari est-il réussi ?

 

 

La question qui divise : le jeu-vidéo doit-il être reconnu comme un Art ?


Avant de débuter mon analyse, je pense qu'il est important que je vous évoque mon avis quant à ce débat compliqué existant depuis deux décennies dans la culture populaire. N'hésitez pas d'ailleurs à venir confronter vos avis au mien, le contenu de l'article en sera d'autant plus enrichi et intéressant ! Je pense qu'il est temps que le jeu-vidéo, grâce auquel de nombreuses oeuvres marquantes ont vu le jour depuis les années 1970, soit enfin reconnu comme ce qu'il s'évertue de plus en plus à devenir, un Art authentique à part entière. Vous remarquez que j'ai directement évoqué en introduction le médium en le définissant comme artistique.


Car j'ai la conviction qu'à l'instar de la musique, ou encore de la peinture et bien d'autres, un jeu vidéo est aujourd'hui capable de faire émerger interprétations denses et diverses. il peut aussi, à travers sa narration et l'univers qu'il nous présente, procurer émotions et inspirations à celles et ceux qui le découvrent. Enfin, il représente bien évidemment une représentation du monde proprement subjective, ce qui le rend passionnant et permet d'entrainer débats et consorts. Si je vous évoque ce fameux sujet, c'est parce que nous allons nous apercevoir dans cet article que The Witness semble incarner cette vision artistique à sa manière, grâce à une construction atypique mais envoûtante (au détriment d'une quelconque narration).

 
 

La construction d'une île facilitant une narration minimaliste


Les premières secondes de jeu dans The Witness vous offriront une splendide vue... sur une allée sombre dans laquelle on vous forcera d'avancer. Ne comptez pourtant pas sur un tutoriel ou une explication pour vous épauler : la seule nécessité sera avancer droit devant vous, et vous le devinerez seulement par vous-mêmes. Une première énigme se présentera alors à vous : elle paraît (et est) très simple. Elle vous initiera au but principal du jeu : tracer votre route à l'aide d'un trait lumineux, au sein d'un carré fait de chemins divers et variés. Cette difficulté, que vous la résolvez en quelques secondes, vous offrira la possibilité de vous diriger vers la suivante. Après une succession basique de dédales, vous voilà dès à présent en plein air, livré à vous-même. Le cadre du jeu se dévoile sous vos yeux : une île immense blindée d'endroits mystérieux à explorer. Vous décidez d'aller vous balader. L'aventure peut commencer.


Si cette description semble fournie pour le commencement, dites-vous bien que ce sera bien la seule fois qu'on vous montrera où aller, et comment le faire rapidement et facilement. Car pour le reste, ce sera le néant : le scénario n'a pas sa place dans The Witness. Le créateur s'en est séparé (comme dit plus haut) pour ne vous réserver que l'essentiel : la résolution d'énigmes. Proposer un tel jeu en 2016 peut paraître prétentieux, mais il faut bien avouer que cette expérience vous permettra de changer comme rarement d'angle de vision concernant les jeux modernes. Déconcertant, mais entraînant, The Witness ne vous laissera pas de marbre c'est certain.


Pour mettre en oeuvre ses ambitions fortes, Jonathan Blow s'est concentré sur la création d'une île perdue au beau milieu de l'océan / de la mer. Le premier constat est qu'elle se révèle particulièrement imposante : il vous faudra de nombreuses minutes pour l'arpenter de bout en bout. Ce terrain de jeu est formé en petites zones toutes adjacentes, mais complètement différentes les unes des autres. Graphiquement, l'île est une vraie réussite : elle fait penser à un tableau de maître, et est une ode à l'évasion et du dépaysement avec ses panoramas à couper le souffle.


Un formidable puits d'inventivité, propice aux crises de nerfs


Les zones rencontrées sont suffisamment différenciantes pour permettre (et c'est un tour de force remarquable) au cerveau du joueur d'associer le mécanisme qui lui est propre. C'est là que rentre en jeu la force du level design : The Witness propose des énigmes selon différents fonctionnements, avec des techniques particulières. Chaque endroit en illustrera une, via un apprentissage progressif étalonné à plusieurs échelles. Dans ce but, vous rencontrerez des étendues désertiques, enneigées, mais également une forêt tropicale, en passant par un monastère désaffecté. D'ailleurs, TOUS ces décors seront totalement dénués de vie, laissant la déstabilisante impression d'être seul au monde et démuni pour résoudre ces formules complexes.


Les types d'énigmes proposées sont quant à eux abondants et très intéressants. Je ne vais pas rentrer dans les détails, mais vous en aurez pour votre argent : près d'une quinzaine de procédés vous seront enseignés et poussés à leur paroxysme, pouvant être combinés entre eux pour former des casse-têtes plus complexes. Je dois avouer que parfois, ces méthodes entraînent une frustration réelle dans le cadre de situations que l'on aurait même pas imaginé. Mais ça fait partie du jeu : The Witness ne vous fera pas de cadeau, et il faut le savoir avant de se lancer dans son monde exigeant.


Une liberté au service d'une progression non linéaire


Il est essentiel de rappeler que vous êtes libres d'explorer toutes les zones dans l'ordre que vous voulez : la liberté est au centre de l'oeuvre, et vous permettra d'effectuer vos propres expérimentations, au gré de vos envies. Néanmoins, les interactions se révèleront limitées au simple cadre des puzzles. Vous pouvez donc essayer de vous aventurer dans de nouvelles contrées, loin de votre point de départ et ce dès la première heure de jeu. Néanmoins, je me vois dans l'obligation de vous avertir amicalement, en vous encourageant à rester modestes quant à vos objectifs de conquête. Dans des espaces horriblement compliqués (ils existent en nombre dans les ultimes zones), vous pourriez être tentés de vous décourager devant le sadisme que vous réserve ces problématiques corsées. Ils pourraient vous forcer à rebrousser chemin, pour retourner dans des zones plus enfantines. C'est ce que je vous conseille de faire de tout coeur, pour vous familiariser avec le déroulement "logique" que le jeu vous propose pour commencer vos résolutions.


De manière générale, The Witness est passionnant dans la façon qu'il a d'apporter les énigmes au joueur : les développeurs ont pensé à créer des difficultés sur de classiques portes verrouillées, mais pas que. Ce sont également des arbres, des des vitres ou encore des murs qui vous serviront de repères pour progresser dans la jungle dans laquelle vous aller vous plonger. Sur cette proposition de casse-têtes inventifs, point sur lequel le jeu était attendu au tournant, c'est un franc succès. Vous le constaterez via vos propres voyages, tous les moyens seront bons pour vous barrer la route de manière lumineuse, ou vous interpeller via des accroches sympathiques et dynamiques qui ne manqueront jamais de vous stimuler.


Un plaisir de jeu obtenu à coups d'échecs et de moments "Eureka !"


Avec pareils décors et une pléthore de choix d'orientation, il semble évident que Jonathan Blow place le coeur de son expérience dans la recherche fastidieuse mais efficace de solutions pour arriver au bout des énigmes rencontrées. Et ça marche : même si les équations sont parfois compliquées, on se prend au jeu de réfléchir et retourner le problème dans tous les sens pour en déceler la faille. C'est à ce moment précis, lorsque vous trouverez la clef via un raisonnement mental, que vous pourrez bénéficier du bonheur qu'engendre la gratitude d'avoir dompté ce que l'on pensait être impossible à vaincre. JAMAIS, le jeu ne vous donnera la possibilité d'admirer fièrement vos exploits : il va vous falloir trouver des motifs de satisfaction plus personnels pour exprimer votre joie.


Et c'est en ça que le jeu marque des points, car il vous propose de vous prendre en main et de doser vos auto-congratulations pour ne laisser que la meilleure sensation existante : le sentiment du devoir accompli. The Witness ne vous prend pas par la main, et respecte vos capacités à se mettre au niveau de son challenge. Il va chercher à pousser vos capacités de compréhension à leur optimum, et exigera de vous une solide persévérance pour en voir le bout. Vous comprenez bien que la préparation d'une rangée de stylos sera à prévoir, ainsi qu'un carnet de notes vierge, histoire de pouvoir coucher sur papier vos nombreux essais infructueux et vos géniales trouvailles.


Un paradis néanmoins porteur d'interrogations philosophiques pertinentes


Il ne faut pourtant pas juger cette oeuvre comme un instrument de torture désigné pour vous faire souffrir le martyre pendant vos heures de loisirs. Derrière tout ça, derrière cette difficulté accrue, se cache des messages s'adressant à l'Humanité dans son ensemble. Si certains s'évertuent à ne pas reconnaître The Witness comme une oeuvre artistique forte, c'était mal connaître la ténacité de Jonathan Blow à faire de son bébé un incubateur formidable de questionnements forts pour l'Homme. La place de ce dernier dans nos sociétés contemporaines, la prise de recul quant aux évènements rythmant son existence, ou encore ses rêves faits d'illusion et d'imagination, de nombreux thèmes seront abordés.


La méthode pour venir greffer ces réflexions dans une telle oeuvre est intelligente, et pour le moins originale : ces messages philosophiques seront disséminés dans la carte via des boutons lumineux, avec lesquels il suffira d'interagir pour en extraire le contenu. Divers auteurs se succèderont au fil de vos pérégrinations, apportant leur point de vue au sein d'époques différentes et, de ce fait, fortement instructives. Idéologies, conseils de vie et adages choisis par le créateur seront proposés au joueur, pour lui permettre d'attiser son propre esprit critique. Le tout ponctué par des paysages volontairement sujets à l'émerveillement et à la rêverie, qui vient trancher avec le côté terre-à-terre représenté par les casse-têtes de l'île.






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